La Legende du Dernier Cerulean - I - 5 (fr)

Le Grand Voyage

Cela faisait environ deux jours que nous avions quitté la métropole, et que nous étions en voiture au beau milieu de nulle part. Nous ne nous arrêtions que pour nous réapprovisionner en eau, en nourriture ou en essence. Allan avait peur d'une nouvelle attaque de la Gardienne, c'était évident. Cela mettait David Arkman mal à l'aise, car il ne comprenait pas très bien la situation, bien qu'il avait décidé de nous rejoindre car "il n'avait rien à perdre" selon lui : il n'avait pas de famille, ne s'était pas vraiment fait d'amis, avait perdu son travail, et son appartement avait été saccagé lors de la dernière attaque. La tension devenait palpable, aussi décidais-je de parler un peu afin de détendre l'atmosphère... et pour avoir la réponse à plusieurs questions que je me posais :
-Du coup, Allan, où va-t-on comme ça ? Demandais-je d'abord.
-Je te l'ai déjà dit, Stranz : à Bonfire's Creek, dans les montagnes, on va bientôt y arriver, répondit-il.
-Mais pourquoi à cet endroit en particulier ? J'imagine que tu n'as pas choisi cet endroit pour y faire du tourisme.
-En effet. Si tu veux vraiment savoir, c'est l'un des seuls endroits d'où on peut effectuer un voyage temporel, dit Allan.
-QUOI ?! M'exclamais-je en même temps que David.
-On va faire un voyage d'environ mille ans, pour être exact. J'aurais préféré éviter d'avoir à le faire, mais maintenant je sais où il faut nous rendre... et cet endroit n'est pas accessible à cette époque.
-Hmpf, pourquoi toujours te montrer aussi mystérieux ? Dis-je. C'est bon, ça fait des semaines que je voyage avec toi, même si tu me disais qu'on allait se rendre sur la Lune je ne serais pas si surpris.
-C'est bien ça, on va sur la Lune.
Il y eut un moment de silence.
-Sérieusement ?
-Je vais te résumer simplement la situation : nous sommes en ce moment même traqués par la Gardienne du Temps. Peu importe combien on fuit, elle finira par nous retrouver. On peut essayer de ruser pour lui échapper, mais ça ne marchera pas éternellement, et on n'a pas la moindre chance de survivre à une confrontation directe. Le seul moyen de nous en sortir serait de nous faire "oublier".
-Mais si c'est bien la Gardienne du Temps, j'imagine qu'elle ne nous oubliera pas de sitôt, non ?
-Exactement. Le rôle de la Gardienne est de faire respecter l'Histoire du monde, je te l'ai déjà dit, je crois.
-Oui, tu m'avais dit qu'elle nous traquait parce qu'on a voyagé dans le temps et qu'on est donc des perturbations dans l'Histoire, si je me souviens bien.
-C'est bien ça. Cependant, la Gardienne n'est pas l'Histoire.
-Je ne comprends pas, qu'est-ce que tu veux dire ?
-Il existe, à plusieurs endroits dans l'univers, des passages qui mènent vers le lieu où est inscrit l'Histoire, avec un grand "H", de ce monde. On appelle cet endroit "les Archives de l'Univers", ou juste "les Archives" pour faire court. Le véritable rôle de la Gardienne n'est pas de tuer les voyageurs temporels, c'est juste la conséquence de sa vraie tâche : faire respecter l'histoire contenue dans les Archives.
-D'accord... mais je ne vois toujours pas où tu veux en venir. Et pourquoi sur la Lune ?
-Mais réfléchis un peu, Stranz ! Si on parvient à accéder aux Archives, alors on pourra se débrouiller pour les modifier de telle sorte que tout ce que l'on fasse y soit contenu, et la Gardienne ne nous traquera donc plus ! Et pour le fait que ce soit sur la Lune, je l'ai simplement déduit des visions de Daniel Arkman.
-Attendez, je veux bien croire à votre histoire abracadabrante, mais où est-ce que je viens y jouer un rôle, au juste ? Demanda l'homme en question.
-Eh bien les passages qui mènent aux Archives ne sont pas si faciles à trouver que ça : jusqu'à il y a peu de temps, je ne savais moi-même pas par où y accéder. Cependant, il y a certaines personnes qui sont mentalement plus proches d'elles que les autres, et dont l'esprit s'y rend lors de leur sommeil, expliqua Allan.
-Je... je ne comprends pas tout à fait... répondit David.
-Tu es l'une de ces personnes. En vérité, ce ne sont pas des rêves que tu as la nuit : ton esprit se rend bel et bien là-bas lorsque ton corps sommeille. Je t'ai interrogé alors que tu te trouvais là-bas, et j'ai donc pu trouver leur emplacement.
-Cette méthode de localisation me semble très, très hasardeuse commentais-je.
-Nous verrons bien. On n'a pas d'autre pistes, de toutes façons, et on ne peut pas se permettre de perdre plus de temps à vérifier nos théories. De toutes façons, le voyage ne sera pas trop risqué, de là où on part. Enfin assez parlé, nous arrivons ! Conclut Allan, en prenant un sentier qui semblait ne pas avoir été entretenu depuis des années, qui grimpait dans les montagnes.

Après être descendus de la voiture et avoir grimpé un peu, nous arrivions finalement devant l'entrée d'une caverne. Allan tâtonna à la recherche de quelque chose sur un mur, y trouva un interrupteur et l'enclencha : aussitôt, de nombreuses lampes s'allumèrent laissant voir l'intérieur, rempli d'appareils étranges, constitués de miroirs, de sphères métalliques, de projecteur bizarrement colorés, de bobines en cuivre, et bien d'autres éléments extravagants.
Allan s'avança aussitôt dans la salle et commença à observer plusieurs petits écrans dans les murs. Après quoi il consulta sa montre, puis prit l'un des appareils et y tourna un bouton. Il retourna ensuite aux écrans, et après les avoir regardés, prit une autre machine et la plaça en face de la précédente, et y tira un levier. Il retourna ensuite aux écrans, puis il tira un levier sur la première machine avant d'en prendre une autre et de la placer sur la droite de la première. Il continua encore un moment à faire des aller-retours des écrans aux appareils, et après quelques minutes, il semblait avoir terminé de tout mettre en place : les étranges appareils formaient une étrange structure autour du centre de la caverne. Allan Sindré posa sa main sur un levier.
-Bien, ceci devrait faire l'affaire, dit-il, avant de se tourner vers nous : Mes amis, je vais maintenant ouvrir un passage à travers le temps. Si vous voulez renoncer à me suivre, c'est votre dernière chance, car je ne suis pas sûr de pouvoir refaire le voyage en sens inverse. Si toutefois vous désirez me suivre, eh bien... contentez-vous de marcher au centre de la grotte.
Après avoir dit ça, Allan tira le levier, et aussitôt de l'énergie circula dans les câbles, les moteurs s'activèrent et les différents appareils s'allumèrent, certains bougeant selon des angles impossibles, d'autres émettant une lumière d'une couleur indéfinissable, le tout formant un spectacle apte à causer des maux de crâne.
L'air au centre de la salle commença à se distordre, comme des rides à la surface d'un lac, chaque distorsion étant plus importante que la précédente, jusqu'à ce que finalement, il y eut un bruit, comme si quelque chose d'intangible se faisait subitement déchirer. Au même moment, une lumière éblouissante jaillit du centre de la pièce, et je pus à peine apercevoir Allan avancer dans la sphère lumineuse qui se trouvait maintenant au milieu de la salle, en nous criant :
-Suivez-moi maintenant si vous le voulez, le passage va bientôt se refermer !
Je vis David Arkman, le regard hagard, s'avancer en titubant vers la lumière. Était-il même conscient de ses actions ? Je ne sais pas vraiment. Pour être honnête, je ne savais pas non plus ce que je faisais. Je commençai à avancer vers le centre de la pièce. Je vis David disparaître dans la lumière aveuglante. J'y tendis la main. Aussitôt une sensation de vive brûlure m'assaillit. Je serrai les dents et continuai d'avancer. Finalement, je plongeai dans la lumière.
Au début, il y eut une douleur intense, accompagnée d'un violent sentiment de désorientation, comme si je perdais l'équilibre. C'était tellement déroutant que je pensais m'évanouir, mais c'était comme si sombrer dans l'inconscience était devenu impossible. Après quelques instants qui semblèrent durer une éternité, une douce lumière apparut, et en même temps ce sentiment nauséeux commença à s'estomper. L'endroit où je me trouvais n'était ni clair ni obscur ; ni chaud, ni froid ; ni en mouvement, ni immobile ; il n'y avait ni de haut, ni de bas, ni de droite, ni de gauche ; ni de début, ni de fin. Dans cet environnement étrange, un autre détail attira mon attention: une longue ficelle argentée qui partait de mon corps et qui se prolongeait à perte de vue. C'est alors qu'une nouvelle douleur m'envahit : elle était différente de la brûlure que j'avais ressenti en entrant ici. Cette fois, cette sensation venait de moi à un niveau bien plus fondamental, bien plus élémentaire, comme si ce n'était pas que mon corps qui souffrait, mais mon être même. Un détail encore plus troublant à propos de cette douleur était qu'elle n'était pas physique, mais je sentais qu'elle était causée par quelque chose dans mes yeux qui me détruisait de l'intérieur.
Alors que cette sensation d'être consumé par mes yeux arrivait à son paroxysme, je crus apercevoir quelques silhouettes aux loin. L'une d'entre elles me frappa particulièrement, un homme aux yeux pareils à des rubis et aux cheveux brillant de reflets rougeoyants, et il était accompagné de quelqu'un, bien que je savais être là, même si je ne pouvais pas le voir. Mais à peine les entrevis-je qu'aussitôt j'arrivais au terme de mon voyage : avec un grand choc, je fus soudainement de nouveau dans la grotte, sauf qu'une pile de gravats recouvrait le sol, que les appareils étaient rouillés ou cassés pour la plupart, et qu'Allan Sindré m'attendait, avec un sourire au lèvres. David Arkman était allongé dans un coin : visiblement, ce n'était pas le seul à avoir été secoué par le voyage.
Allan fit un geste théâtral en direction de la sortie de la grotte :

-Messieurs, dit-il. Bienvenue en l'an 3102 !